

Comme la première fois et au point d’en faire une des caractéristiques du trumpisme, l’incertitude voire l’anxiété ont monté d’un cran depuis le mois de janvier. On s’est maintenant habitués à ce que Trump garde une capacité à surprendre nos grilles d’analyse. Pour les citoyens et observateurs essayant de naviguer à travers cette incertitude, cherchant à ajuster leurs interprétations à l’actualité, le bras tendu d’Elon Musk à la foule le jour de l’investiture a été un moment de décohérence quantique : enfin, on savait que l’on était en train de s’engager dans la pire variété de scénarios qu'on avait imaginés.
Sans limites
Passé le choc du salut nazi vint donc l’incrédulité devant la réaction mollasse d'une partie de la presse et des réseaux sociaux. Toutes les interprétations, jusqu’au supposé autisme du milliardaire, ont été portées au débat : embrouiller ce qui est clair, marteler ce qui est faux, la recette est connue. En vérité, autisme ou pas et ne serait-ce que pour le signal positif envoyé aux néo-nazis, ce geste devrait évidemment constituer une raison suffisante d’éviction du gouvernement. Dans ce contexte, le maintien de Musk parle de lui-même. Alors la question s’impose : jusqu'à quand prendrons-nous les éléments de langage du gouvernement américain comme des contributions légitimes au débat public ? Jusqu'où Trump pourra-t-il s’en sortir avec de simples condamnations morales ?
Marqueur d'une volonté de purification de la nation américaine, les menaces sur les minorités sexuelles et les personnes trans se multiplient. Écartées de certaines professions, ces personnes sont aussi niées à l’état civil avec une improbable législation sur le nombre officiel de genres. Mais pourquoi s’arrêter là ? La transphobie d’État ira-t-elle jusqu’aux thérapies de conversion forcées ? Sûrement, alors, nous condamnerons.
Comme souvent, la traque aux “anormaux” est le premier pas parce qu'elle est acceptée par une large part de la population et que son contre-discours en est souvent réduit à l’inaudible. S'il n’est pas carrément censuré. Pas d’autodafés aux États-Unis pour le moment, mais la traque contre les minorités s’étend aussi aux productions des organismes de santé publique de recherche contenant des mots clés comme “transgenre”, “LGBT”, “préjugé” ou encore “genre” et… “biais de confirmation” (!). Ce nouveau maccarthysme, boosté aux données informatisées, semble voué au licenciement massif des fonctionnaires défavorables au trumpisme. Si cela se confirmait, bien sûr, nous condamnerions fermement.
Après tant de labeur de la part des médias conservateurs et du Parti Républicain trumpisé, suppléés par une aile droite Démocrate qui semble avoir sacrifié jusqu’aux velléités antiracistes sur l’autel électoral (avec le succès qu’on connaît), le terrain semble préparé pour n’importe quoi. Non content de seulement soutenir la politique du gouvernement d’extrême-droite israélien, Trump propose maintenant d’occuper Gaza, de déporter tous les palestiniens qui y demeurent après les mois de massacre qui y ont eu cours, et d’en faire une Riviera. En France, le service public invite un promoteur immobilier pour applaudir une idée révolutionnaire. A quel degré de néocolonialisme et de mépris pour les droits humains les plus basiques devons-nous attendre de chuter avant de réagir ? Jusqu’à quand le laissera-t-on, dans un racisme complètement décomplexé, parquer des immigrés à Guantanamo après les avoir accusés de manger les animaux de compagnie et d’être tous des criminels en puissance ?
L’État de droit américain, réputé fort de ses nombreux contre-pouvoirs, semble cette fois trembler sous les assauts de “simplification administrative” menés par Musk et ses équipes. L’agence américaine pour l’aide au développement (USAid), les agences météorologiques (NOAA), le ministère de l’éducation subissent des visites en forme de perquisition de la part du “DOGE”, l’organisme hors-État, anti-État, grouillant d’ados radicalisés vénérant Musk et prêts à en découdre. Nous condamnons tous, j'en suis sûr, et par avance s'il le faut, tous les dérapages que cela entraînera.
Stopper Catilina, avant que...
Le contexte de résignation ambiant face au fascisme est favorable aux tentations accélérationnistes. Menaçant leurs alliés d’annexion, engagés dans un bras de fer commercial avec la Terre entière, les États-Unis pourraient bien être leur propre pire ennemi en s’isolant eux-mêmes. Mais les difficultés qui en sortiraient pourraient surtout aggraver et accélérer le virage fasciste qui est en train d’être pris. Et comment réagirait ce gouvernement si la seule arme qui lui restait était, justement, son armée au budget démesuré comptant pour 40% des dépenses militaires mondiales ?
J'avance l’idée du “moment catilinaire” en premier lieu pour celles et ceux qui, au dernier paragraphe, auront grimacé au mot “fasciste”, parce qu’il n’est pas le plus mesuré ou le plus précis. En 63 avant notre ère, le sénateur romain Catilina conspire contre la République. Alors que les témoignages et les lettres interceptées s'accumulent, le Sénat hésite. Devant ces preuves, le consul Cicéron finit par prendre à parti Catilina devant le Sénat, à répétition et avec violence, pour provoquer une réaction. Dans l’Histoire, l’intervention de Cicéron a fini par provoquer la fuite et la défaite de Catilina. Plus tôt, Cicéron aurait paru exagérer et abuser de sa fonction. Plus tard et la République était renversée. Le moment catilinaire, c'est ce rebord entre le risque autoritaire et le renversement fasciste de l’ordre politique. C'est le temps où l’on contemple l’action avec anxiété, souvent avec de bonnes raisons, mais où la paralysie mènerait à pire.
Si vous trouvez que les mots que j’ai employés sont exagérés, j’accepte vos critiques. Tant pis. Jusqu’où et jusqu’à quand discuterons-nous du bon adjectif pour qualifier la politique mise en œuvre par le gouvernement des États-Unis ? Face à Catilina, l’important n’est pas tant de s’écharper sur sa caractérisation précise que de l’arrêter avant que le retour en arrière ne devienne impossible - et que la recette américaine ne parvienne à s’exporter en Europe et ailleurs.
J’ai de plus en plus la conviction que nous vivons un tel moment catilinaire où la structure-même de l’État est menacée, au vu et au su de tous, mais où les réponses tardent. En interne, le Parti Démocrate semble parier sur un auto-délitement des Républicains. Du côté européen, les répliques possibles ne sont pas particulièrement ragoûtantes. Contournement, isolement, boycott ? Notre dépendance vis-à-vis des États-Unis est telle que toute opposition semble impossible. C'est oublier que cette dépendance est en partie mutuelle. L’Union Européenne pourrait donc impulser l’effort, mais il ne faut pas avoir la naïveté de croire que la vague fasciste, déjà bien lancée dans la plupart des pays européens, va refluer d’elle-même et permettre cette action collective.
Dans un moment comme celui-ci, l’inaction vaut caution et l’opinion publique doit être travaillée dans ce sens car, in fine, la confrontation aura lieu. Si l’UE s’interdit d’agir, des alliances de circonstance devront être poussées avec les autres victimes du bully Trump - tout porte à croire qu’elles seront nombreuses, cette fois encore plus que pendant son premier mandat. Alors, si le moment catilinaire du trumpisme est déjà passé, peut-être empêcherons-nous au moins un moment munichois.
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